Chapitre IX

Avec un soupir de lassitude, Julian reposa sur ses genoux les traductions des parchemins découverts dans les sanctuaires de l’Eau et du Feu. Il était parvenu à la conclusion que le texte décrypté dont le sens paraissait si obscur au premier abord recelait un second message, dissimulé sous un autre code. Toutefois, la complexité de ce deuxième code se révélait telle qu’il n’en était toujours pas venu à bout.

Julian jeta un regard en coin à Gabriel qui lisait à ses côtés, ou plutôt qui faisait semblant de lire, l’air préoccupé.

À maintes reprises au cours des derniers jours, le jeune homme avait paru tourmenté par de sombres pensées, et son expression se faisait souvent lointaine. Ses démons intérieurs le rongeaient-ils de nouveau ? Auquel cas, pourquoi ne se confiait-il pas à lui au lieu de se cloîtrer dans le mutisme ? Ce silence blessait Julian. Gabriel n’avait-il pas encore compris qu’il pouvait tout lui dire ? Il l’aiderait sans le juger. Il lui avait déjà prouvé son amour en acceptant les facettes les plus ignominieuses de son passé : la prostitution, les meurtres, Werner… Que pouvait craindre Gabriel à présent ?

L’idée que des secrets puissent se dresser entre eux était insupportable à Julian. C’étaient les non-dits et la dissimulation qui avaient brisé son mariage avec Aerith, et il se battrait pour que l’histoire ne se répète pas.

Presque à son insu, l’appréhension s’était infiltrée dans chaque parcelle de son corps, et il éprouvait maintenant une violente anxiété dont il connaissait parfaitement la raison.

Gabriel lui échappait, et il ne savait que faire pour le retenir.

Le lord secoua la tête. Il ne devait pas se torturer en vain. Surpris par son mouvement, Gabriel le regarda et lui adressa un sourire inquiet que Julian s’efforça de lui rendre avant de reporter son attention sur les parchemins de Cylenius.

Il lui fallut encore trois jours pour parvenir au terme de son labeur. Au fur et à mesure qu’il progressait dans le décryptage des documents, sa surprise et son incrédulité augmentaient, et lorsqu’il eut mis le point final à la traduction, sa plume se figea et il demeura abasourdi. La foudre s’abattant au milieu de la pièce n’aurait pas engendré une plus grande stupeur que le contenu des parchemins, car les conséquences qu’il impliquait donnaient littéralement le vertige. Cette incroyable issue surpassait de loin les hypothèses les plus folles échafaudées par Julian et ses compagnons. Tel était donc le secret du cinquième élément, celui qui devait indiquer l’emplacement du dernier sanctuaire.

Julian se leva brusquement, décidé à en avoir le cœur net. Il fila prévenir Gabriel qu’il s’absentait durant quelques heures et, sans lui laisser le temps de répondre, descendit faire préparer sa voiture. Cassandra, Nicholas, Jeremy et les Ward étant absents, il ne perdit pas de temps à justifier son départ précipité, et moins d’une heure plus tard il se trouvait à Londres, dans Berkeley Square.

Avant même qu’il n’ait eu le temps de signaler sa présence en sonnant, la porte s’ouvrit et Julian se retrouva face à Dolem, pâle silhouette drapée de mousseline noire, ses cheveux blonds cendrés lui tombant droit jusqu’à la taille comme un pan de soie. Ils demeurèrent silencieux quelques secondes, se jaugeant mutuellement, puis Dolem demanda :

— Que désirez-vous, Lord Ashcroft ?

Julian l’observa avec acuité, puis déclara à voix basse :

— Je viens voir un miracle, je viens voir une créature fantastique dont l’existence défie à un degré jamais atteint auparavant les lois de la nature.

— Parleriez-vous de moi ? Je crains que vous ne me donniez trop d’importance, se gaussa Dolem. À qui donc croyez-vous avoir affaire en réalité ?

— À un homonculus, repartit calmement Julian.

Le sourire de Dolem s’élargit et elle s’effaça pour laisser entrer son visiteur dans le hall carrelé de noir et de blanc.

— Un homonculus ? Qu’est-ce donc ?

— Un être humain créé artificiellement, répondit Julian sans la quitter des yeux, comme vous ne pouvez manquer de le savoir. Dans leur orgueil, les alchimistes crurent pouvoir égaler Dieu en créant de toutes pièces des êtres animés. Selon la légende, Albert le Grand aurait construit un automate en bois auquel il aurait donné la vie par de puissantes conjurations. Paracelse alla encore plus loin et prétendit créer un être vivant en chair et en os, l’homonculus, à partir de la seule semence masculine enfermée dans un alambic et nourrie de sang humain.

Dolem ferma les yeux et récita dans un intense murmure :

— « Renfermez pendant quarante jours, dans un alambic, de la liqueur spermatique d’homme ; qu’elle s’y putréfie jusqu’à ce qu’elle commence à vivre et à se mouvoir. Après ce temps, il apparaîtra une forme semblable à celle d’un homme, mais transparente et presque sans substance. Si, après cela, on nourrit tous les jours ce jeune produit, prudemment et soigneusement, avec du sang humain et qu’on le conserve pendant quarante semaines à une chaleur constamment égale à celle du ventre d’un cheval, ce produit devient un vrai et vivant enfant, avec tous ses membres, comme celui qui est né de la femme, et seulement beaucoup plus petit ».

Elle se tut et rouvrit les yeux.

— Un extrait de De natura rerum, le fameux traité de Paracelse dans lequel il décrit le procédé permettant de concevoir un homonculus. La paternité de ce miracle ne lui revient pas cependant, car Cylenius y était parvenu longtemps avant lui…

— C’était donc vrai, souffla Julian, sidéré par la confirmation de son hypothèse. Vous êtes un homonculus, et Cylenius est votre… créateur.

Les yeux écarquillés, il fixait la voyante avec autant d’effarement que si elle s’était soudain mise à danser le menuet au milieu du hall. Il avait espéré qu’elle démentirait son assertion, qu’elle se moquerait de lui, mais ses espoirs étaient déçus.

Dolem souriait toujours, d’un sourire curieusement teinté de soulagement.

— Comment avez-vous deviné ?

— Grâce à deux parchemins cryptés que Cylenius avait dissimulés avec les Triangles de l’Eau et du Feu. Je les ai déchiffrés, mais leur signification demeurait obscure. En vérité, ils recelaient un second message, caché sous un autre code. Ce nouveau texte décrivait les étapes d’une singulière et inquiétante expérience : la fabrication d’un être humain en dehors du processus naturel. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Cylenius prétendait avoir mené à bien cette expérience et conçu une créature d’une perfection sans taches, qu’il appelait le « cinquième élément ». Cette créature, une femme alliant une beauté surnaturelle à une intelligence hors du commun, possédait le don de voir le passé et l’avenir, ainsi que la capacité de lire dans le cœur des hommes. Le nom de cette immortelle était Dolem…

Celle-ci hocha la tête.

— Cylenius était très espiègle, il adorait brouiller les pistes, plus encore que ne le voulait la tradition. Votre sagacité mérite une récompense. Suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose d’unique.

Elle se dirigea vers un escalier qui menait au sous-sol, et Julian lui emboîta le pas, tiraillé entre curiosité et appréhension, jusqu’à une porte massive qu’elle ouvrit. Ils pénétrèrent alors dans une pièce de vastes dimensions, sombre mais bien aérée, propre et parfaitement en ordre.

— Mon laboratoire, annonça laconiquement Dolem.

— Situé comme il se doit à l’abri des regards indiscrets, compléta Julian en englobant la salle d’un regard captivé.

Face à la porte, gravée au stylet dans la pierre tendre, se lisait en caractères gothiques la pensée fondée sur le dogme de l’unité qui résumait toute la philosophie de l’alchimie : « Omnia ab uno et in unum omnia. » Des étagères fixées aux murs supportaient des fioles et des flacons soigneusement alignés, remplis d’émulsions opalescentes et de liquides opaques. Un soufflet aux flancs de cuir ridés était posé près d’une large forge couverte de vases, d’alambics, de cornues, de matras, de coupelles et de creusets rangés dans un ordre méticuleux. Au centre de la pièce se dressait une immense table en chêne sur un coin de laquelle s’entassaient de gros livres lourdement ferrés, de vénérables grimoires et des manuscrits jaunis aux bords déchiquetés criblés de notes et de formules. Une armoire massive et dix lampes à huile complétaient le décor.

Aucun bruit, en provenance de la rue ou de la maison, ne venait troubler la tranquillité studieuse de l’endroit.

Julian était étonné. Dans son imagination, le laboratoire d’un alchimiste s’apparentait à peu de chose près à l’antre d’un sorcier, mais la pièce n’avait qu’un lointain rapport avec cette image d’Épinal.

— Je m’attendais à quelque chose de plus… spectaculaire, avoua-t-il, vaguement dépité.

Dolem le transperça du regard.

— Qu’entendez-vous par « spectaculaire » ? interrogea-t-elle d’un ton sec.

— Eh bien, je ne saurais dire exactement… un fatras d’appareils biscornus, des crânes sur les étagères, des squelettes d’animaux pendus au plafond, des fœtus humains dans des bocaux, des inscriptions cabalistiques sur les murs écrites avec du sang, enfin ce genre de choses… C’est ridicule, je sais, ajouta-t-il avec un sourire penaud.

Dolem soupira avec ostentation, montrant par là le souverain mépris que lui inspiraient ces préjugés béotiens.

— Sachez que le véritable alchimiste ne conserve que ce qui est utile à sa quête : soufflet, parchemins, athanor et œuf philosophique entre autres. Il n’y a pas de place pour le superflu dans son laboratoire. L’art d’Hermès repose sur la simplicité : « Une seule âme, une seule matière, un seul vase », et par conséquent les appareils de l’adepte sont en nombre restreint.

Elle se dirigea vers un coin obscur de la pièce où se profilait une forme insolite surmontée de ce qui ressemblait à une petite tour.

— Voici la pièce maîtresse de la réalisation du Grand Œuvre, l’athanor, annonça-t-elle avec un grave respect. J’ai fabriqué moi-même ce fourneau, comme tous mes autres instruments du reste.

D’un ton cérémonieux, Dolem entreprit de décrire l’appareil.

— Comme vous pouvez le voir, il est constitué de trois parties. La partie inférieure, qui contient le foyer, est percée de trous laissant passer l’air extérieur, et possède une porte. La partie intermédiaire comporte trois saillies en triangle sur lesquelles doit reposer l’Œuf philosophique. Deux trous opposés, fermés par des parois de cristal, permettent de voir ce qui se passe à l’intérieur. Enfin, la partie supérieure, en forme de dôme, sert à réverbérer la chaleur. Cette structure spécifique permet à l’alchimiste de mener à son terme le Grand Œuvre.

— Cependant, fit remarquer Julian, ce fourneau n’est pas un gage absolu de réussite puisque vous-même avez échoué à obtenir la pierre philosophale.

Dolem pinça les lèvres et ne répondit rien.

— Et l’autel ? demanda brusquement Julian.

La voyante lui jeta un regard aigu puis lui tourna le dos.

— L’autel ? Explicitez votre pensée.

— Il me semblait que les adeptes ne cherchaient pas à réussir la transmutation pour la richesse qu’elle procurait, mais parce qu’elle permettait de s’unir à Dieu. L’alchimie est une en son essence mais double dans sa manifestation : l’alchimie matérielle visant à créer la pierre philosophale a pour pendant une alchimie spirituelle dans laquelle la pierre symbolise l’âme de l’homme. L’alchimiste pratique simultanément l’Œuvre mystique et l’Œuvre physique. Il doit en effet se transformer lui-même avant de pouvoir espérer transformer une matière quelconque : le spirituel domine et détermine le matériel. L’adepte doit donc se purifier moralement afin de pouvoir bénéficier du secours divin qui lui permettra d’accomplir le Grand Œuvre. C’est pour cette raison que je suis surpris de ne pas voir d’autel ici. Je pensais que l’oratoire devait se confondre avec le laboratoire, ou du moins s’en trouver proche, puisque la prière est inextricablement liée aux manipulations pratiques de l’alchimie.

Dolem tressaillit et se retourna lentement.

— Vous avez raison, dit-elle à voix basse. Pour le véritable alchimiste, le travail ne va pas sans la prière. La révélation du secret matériel de l’Œuvre est un don de Dieu, d’où le nom qui est parfois donné à l’alchimie d’Art sacré, ou sacerdotal. Elle réalise ainsi l’union de la création et du créateur, de la science et de la religion, de Dieu et de la nature…

À la surprise de Julian, Dolem poussa un soupir à fendre l’âme. Toute trace de condescendance avait disparu de sa voix lorsqu’elle reprit la parole. Seule une immense tristesse l’habitait à présent.

— Je crois que c’est là la raison de mon échec. Durant des siècles, j’ai tenté de fabriquer la pierre philosophale, et je n’y suis jamais parvenue en dépit de toutes les connaissances théoriques que j’ai pu accumuler. La foi est indispensable pour réussir le Grand Œuvre, mais le fait est que c’est un sentiment que j’ignore, tout comme le besoin de prier m’est étranger. Je ne suis tout simplement pas assez humaine pour être digne de recevoir l’appui de Dieu dans ma tâche…

Un sourire las étira ses lèvres pâles. Son échec semblait l’affecter profondément, ce qui ne manqua pas de troubler Julian. Celui-ci réfléchit quelques secondes tout en examinant un masque de verre posé sur la table et destiné à protéger le visage de l’alchimiste durant la cuisson de la matière.

— J’ai du mal à comprendre, dit-il enfin. Vous possédez la richesse et l’immortalité, les deux motivations principales des hommes dans leur quête de la pierre philosophale. Pourquoi tentez-vous de la fabriquer ? Qu’espérez-vous en obtenir que vous n’ayez déjà ?

— L’immortalité…, répéta Dolem en écho, le regard lointain. Vous faites erreur, être immortelle implique d’être humaine à la base, or je ne possède qu’un simulacre de vie, je ne suis qu’une pâle copie d’être humain, une poupée sans âme…

Une soudaine rougeur monta à ses joues et elle s’anima, en proie à une folle excitation.

— La pierre philosophale transforme les métaux en or, guérit rapidement n’importe quelle maladie et agit sur les plantes en les faisant croître en quelques heures. Ces trois propriétés n’en constituent qu’une seule en réalité : le renforcement de l’activité vitale. La pierre philosophale est une condensation énergique de la vie dans une petite quantité de matière, et elle agit comme un ferment sur les corps en présence desquels on la met. Un peu de pierre suffit pour développer la vie contenue dans un corps quelconque.

La voix de Dolem avait monté d’une octave et résonnait, aiguë, aux oreilles de son visiteur.

— Comprenez-vous ce que cela signifie ? La pierre, c’est la Vie ! La Vie ! Voilà pourquoi je la désire tant !

Un silence incrédule lui fit écho, puis Julian avança prudemment :

— Si je comprends bien, vous ne voulez plus être immortelle. Vous voulez vivre et mourir comme tout un chacun, c’est bien cela ?

Dolem retrouva comme par miracle sa sérénité coutumière.

— Exactement, répondit-elle d’un ton froid.

— Mais pourquoi désirez-vous tellement devenir humaine ?

— Pour la même raison peut-être que les hommes veulent devenir immortels, repartit Dolem avec calme.

Julian eut beau méditer cette réponse sibylline, sa signification s’obstina à lui échapper.

— Voici la raison pour laquelle je cherche désespérément à obtenir la pierre philosophale, conclut Dolem dans un murmure. Votre curiosité est-elle satisfaite à présent ?

— Mais Cylenius, votre créateur, ne vous a-t-il pas révélé le secret de la fabrication de la pierre ? interrogea Julian sans répondre à sa question.

Le regard de l’homonculus se voila et elle eut un petit rire désabusé.

— À ses yeux, je n’étais qu’une marionnette élaborée dont la conception le remplissait d’orgueil, lâcha-t-elle avec amertume. Jamais il ne m’a considéré comme un disciple digne de se voir enseigner les arcanes du Grand Œuvre.

— Et cependant, il a fait de vous la gardienne de la pierre philosophale, objecta Julian. Il se fiait à votre jugement puisqu’il vous a confié son bien le plus précieux. N’est-ce pas là une extraordinaire marque de confiance ?

Dolem le contempla avec stupéfaction, comme si elle voyait les choses sous cet angle pour la première fois, puis une brève lueur de reconnaissance illumina ses traits fins.

— Peut-être, admit-elle avec un sourire. Quoi qu’il en soit, je n’ai plus besoin de chercher à concevoir la pierre puisque celle que Cylenius a créée se trouve désormais à portée de main. Quelle frustration cela a été pour moi durant trois cents ans de connaître sa cachette sans pouvoir y accéder ! Car sans les Triangles élémentaux et le Soleil d’or, le dernier sanctuaire reste inaccessible… Par malheur, mes pouvoirs de divination ne m’étaient d’aucune utilité pour les trouver.

— Vous avez donc l’intention de révéler son emplacement, commenta Julian. Mais ne vaudrait-il pas mieux que la pierre philosophale demeure scellée à jamais ? Si elle tombait entre de mauvaises mains, les conséquences pourraient être terribles…

— Vous croyez donc à son existence maintenant ? ironisa Dolem. Vous me teniez un discours bien différent il y a encore peu ! Pour répondre à votre question, ni vous ni moi ne sommes libres de décider de la suite des événements. Deux sœurs sont destinées à trouver la pierre en unissant leurs efforts. Il n’y a pas d’autre alternative. Le dénouement est écrit depuis des siècles, et le jour fatidique est arrivé.

— Deux sœurs ? répéta Julian, perplexe. De qui s’agit-il ?

— Vous les connaissez : Cassandra Jamiston et Angelia Killinton. Elles sont les deux roses hermétiques, la rouge et la blanche, qui symbolisent le Soufre et le Mercure.

Stupéfait, Julian ne réagit pas. Cassandra était donc la sœur d’Angelia Killinton ? Pourquoi ne lui avait-elle rien dit ? Voilà du moins qui éclairait d’un jour nouveau sa surprenante réaction quand elle avait vu Lady Killinton lors du bal.

La voix de Dolem le ramena au présent.

— Vous ne devez parler à personne de votre découverte à mon sujet, disait-elle. Le cinquième élément doit se révéler de lui-même. Il m’appartient de choisir le moment où j’entrerai en scène et dévoilerai ma véritable identité.

Julian acquiesça d’un hochement de tête.

— Je vous saurai gré également de garder secrète la teneur de notre conversation, et surtout mon désir de devenir humaine…

— Telle était mon intention.

Il y avait quelque chose d’intime dans cet aveu, et il lui aurait répugné d’en faire part à autrui.

— Parfait. Il est temps maintenant que vous preniez congé.

Elle le raccompagna à la porte et Julian la quitta, l’esprit troublé par la cascade de révélations qui avait déferlé au cours des dernières heures. Sur le chemin du retour, sa pensée ne cessa de voler vers Dolem. Cette femme était paradoxale ; elle méprisait et ne cessait de critiquer les hommes, et pourtant elle souhaitait par-dessus tout devenir humaine. Et pour cela, elle était prête à courir le risque d’extraire la pierre philosophale de sa cachette. Finalement, l’espoir de sauver Andrew qui animait Cassandra se réaliserait peut-être.

Revenu au manoir, Julian se dirigea vers ses appartements, mais au lieu de remonter le couloir, il s’immobilisa sur le palier du premier étage, soudain soucieux, et sa main posée sur la rampe se crispa légèrement. D’où venait ce sentiment qu’il risquait de basculer dans l’abîme d’un instant à l’autre ?

Lorsqu’il pénétra dans sa chambre, la première chose qui accrocha son regard fut l’enveloppe déchirée jetée par terre. Sur la surface d’un blanc éclatant se détachait une écriture pâle et appliquée qu’il reconnut immédiatement. La timide écriture de sa mère.

Assis sur le lit, Gabriel tenait entre ses mains une feuille qu’il fixait d’un œil atone.

— Tu t’es permis d’ouvrir mon courrier ! s’exclama Julian, choqué par cette indélicatesse.

Gabriel ne répondit pas, mais le sang déserta son visage. Une fraction de seconde, Julian eut la sensation de vaciller au bord de la gueule d’un monstre impatient de l’engloutir corps et âme.

— Que se passe-t-il, Gabriel ? s’enquit-il bien qu’il se doutât de la réponse.

Le jeune homme laissa tomber machinalement :

— Tu as une fille…

Son expression changea ; ses traits s’altérèrent.

— Tu as une fille…, répéta-t-il d’une voix hachée.

Julian vint s’asseoir à ses côtés.

— Oui, confirma-t-il avec la désagréable impression d’être dans son tort, car il avait jusqu’à présent volontairement passé sous silence l’existence de Laura. Je suppose que j’aurais dû t’en parler avant, mais je n’ai jamais trouvé le bon moment pour le faire. Pardonne-moi.

D’un geste rageur, les doigts de Gabriel se refermèrent sur la lettre pour n’en faire qu’une boule informe, écrasée dans son poing tremblant. Ses yeux d’ordinaire si calmes reflétaient une brûlante colère qui effraya Julian.

— Tu m’as menti, lâcha Gabriel en lui jetant un regard hargneux.

Instinctivement, Julian eut un mouvement de recul ; Gabriel s’était levé et le dominait de toute sa taille, les muscles tendus à l’extrême.

— Pourquoi réagis-tu de manière aussi excessive ? Tu n’as aucune raison de t’emporter…

Ces paroles qui se voulaient apaisantes ne firent qu’attiser la fureur du jeune homme.

— Ma réaction n’est pas excessive ! Comment as-tu pu… Je croyais que…

La souffrance s’inscrivit sur ses traits et il parut soudain très vulnérable. Julian se leva à son tour et le saisit avec force par les épaules.

— Que croyais-tu, Gabriel ? interrogea-t-il d’un ton pressant. Voyons, l’existence de ma fille ne change rien à notre relation.

Son cœur se serra devant le visage bouleversé de son amant. Celui-ci baissa les yeux et répondit d’une voix sourde :

— Tu ne comprends pas. Cela change tout pour moi. Je pensais… je pensais que tu avais besoin de moi !

Il avait poussé un véritable cri de désespoir dont l’écho parut se répercuter entre les murs de la chambre.

— Bien sûr que j’ai besoin de toi, ne sois pas ridicule !

Ébranlé, Julian avait haussé le ton. La panique le gagnait. Il sentait confusément que Gabriel et lui se trouvaient à un carrefour qui risquait de leur être fatal.

— C’est faux ! cria Gabriel. Tu as un enfant, tu n’as pas besoin de moi ! Je ne te suis pas indispensable ! Tu finiras par m’abandonner, par me trahir !

Julian se redressa. Non, il ne laisserait pas leurs chemins se séparer. Il lutterait contre la fatalité qui le poursuivait, il lutterait pour que ses pires appréhensions ne se réalisent pas.

Gabriel paraissait si désemparé qu’il voulut le prendre dans ses bras pour le rassurer, mais le jeune homme le repoussa.

— Non, ne me touche pas…, chuchota-t-il sans le regarder.

Julian tendit la main vers lui.

— Gabriel, l’implora-t-il, s’il te plaît, ne gâche pas tout.

Gabriel releva vivement la tête, l’air blessé.

— C’est toi qui as tout gâché, Julian.

Un long moment, ils restèrent silencieux l’un en face de l’autre. Un fossé semblait s’être creusé entre eux, qui s’agrandissait inexorablement de seconde en seconde. Conscient du danger, Julian cherchait fébrilement un moyen de recoller les morceaux. S’il échouait, le gouffre serait bientôt infranchissable.

Il en était encore à imaginer des paroles réconfortantes lorsque Gabriel ajouta d’une voix à peine audible :

— Je ne crois pas que je pourrai le supporter…

Le cœur de Julian se fendilla à ces mots. Il se força toutefois à arborer une expression irritée destinée à dédramatiser les propos de Gabriel et à conjurer le spectre de la rupture qui se profilait dans la chambre, l’emplissant de terreur.

— C’est grotesque ! s’écria-t-il avec une exaspération feinte. Je préférais quand tu ne parlais pas, au moins tu ne disais pas de sottises ! La plaisanterie a assez duré maintenant, ressaisis-toi !

Gabriel s’approcha de lui. Toute trace de colère avait disparu de son visage. Seul se lisait à présent sur ses traits un chagrin sincère.

— Pardon, mais je ne veux pas te partager avec quelqu’un d’autre, même si ce quelqu’un est ta fille. Ce serait trop dur…

— Gabriel…

La voix de Julian se brisa. Il dut mobiliser toute sa volonté pour achever sa phrase.

— … ne fais pas ça… Je t’en prie…

— Pardon, répéta Gabriel dans un murmure.

Julian se rassit lourdement sur le lit et déclara d’un ton empreint de lassitude :

— Tu n’as jamais cru sérieusement que nous puissions avoir un avenir ensemble, n’est-ce pas ? La vérité, c’est que tu as peur. L’idée d’être abandonné t’angoisse tellement que tu préfères prendre l’initiative de la séparation. Ton comportement est pathétique…

Gabriel tressaillit, visiblement troublé.

— Non, c’est faux, répondit-il néanmoins. Ne sois pas injuste, Julian. Ce n’est pas moi le problème.

Les mains du lord se contractèrent sur ses genoux. Il décocha à Gabriel un regard chargé de rancœur et d’amertume.

— Bien sûr que c’est toi le problème ! Tu saisis le premier prétexte venu pour tout détruire ! Tu n’essaies même pas de nous donner une chance ! Mais j’aurais dû m’y attendre : ce que je lis dans tes yeux depuis le début, ce n’est pas de l’amour, juste de la perplexité, comme si tu avais toujours su que notre relation était vouée à l’échec. Tu n’as jamais cru en nous, jamais !

Si, il y avait cru. La nuit de l’entrevue avec Werner, la nuit où Julian lui avait déclaré qu’il l’acceptait tel qu’il était, il avait imaginé l’espace de quelques heures que tout était possible. Mais les vieux démons avaient rapidement repris le dessus et le doute s’était une nouvelle fois insinué dans son esprit perturbé. L’illusion d’un bonheur accessible s’était dissipée aussi vite qu’elle était apparue.

Lentement, Gabriel s’assit près de Julian.

— Je n’y arriverai pas, murmura-t-il. J’ai pensé un instant en être capable, mais je me trompais, c’est au-dessus de mes forces… Ça ne marchera pas, et c’est entièrement de ma faute…

Julian parut se recroqueviller sur lui-même. La voix de son amant parvenait assourdie à ses oreilles, comme si elle avait franchi une très longue distance.

— M’aimes-tu un peu, Gabriel ? soupira-t-il d’un ton désabusé. M’aimes-tu un peu malgré tout ?

L’air malheureux, le jeune homme ne répondit pas. Sans ménagement, Julian emprisonna son bras et vrilla son regard dans le sien.

— Je ne peux pas me battre seul, Gabriel ! Tu dois m’aider !

Sans rien dire, Gabriel se pencha vers lui et déposa un long baiser sur ses lèvres. Puis il se leva et se dirigea vers la porte.

Julian se dressa d’un bond, frémissant de rage.

— Si tu t’en vas…, balbutia-t-il, si tu t’en vas… ne reviens jamais ! Tu m’entends ? Je ne veux plus jamais te revoir !

Gabriel s’immobilisa, la main sur la poignée. Durant quelques secondes, il parut hésiter. Julian retint son souffle, le cœur au bord de l’explosion. Finalement, Gabriel ouvrit la porte et sortit de la chambre. Le battant se referma dans un claquement sec, et ce fut comme si, en partant, il avait emporté la lumière.

Abandonné dans les ténèbres, Julian étouffa un sanglot.

 

*

 

Lorsque Jeremy arriva pour le souper, Cassandra et Nicholas le mirent au courant du départ impromptu de Gabriel. À l’annonce de la nouvelle, le journaliste pâlit affreusement.

— Parti… comment ça, parti ? bredouilla-t-il d’un air pitoyable. Vous ne voulez pas dire… parti définitivement, n’est-ce pas ?

Nicholas haussa les épaules et lui jeta un regard scrutateur.

— On dirait bien que si. Pourquoi semblez-vous si atterré ? Après tout, vous ne vous êtes jamais privé de dire tout le mal que vous pensiez de la relation entretenue par Lord Ashcroft avec ce garçon. Rappelez-vous, vous traitiez Gabriel de monstre, de criminel sanguinaire… Son départ devrait vous soulager. Encore que vu son sens de l’orientation, il est peut-être toujours dans le manoir à errer désespérément pour trouver la sortie !

Envahi par la rage, Jeremy serra si fort les poings que ses jointures blanchirent.

— Ce n’est pas le moment de plaisanter ! La situation est grave. Au moins, quand il était ici, nous pouvions le surveiller. Maintenant qu’il est en liberté dans la nature, il est redevenu incontrôlable, donc terriblement dangereux !

— Je m’inquiète surtout pour Julian, le coupa Cassandra d’un air anxieux. Il doit être anéanti. J’ai essayé d’aller lui parler mais il a refusé de m’ouvrir.

Et de fait, Julian demeura prostré dans sa chambre durant plusieurs jours. Les domestiques lui apportaient des repas auxquels il touchait à peine, et il se refusait à parler à quiconque. Le sentiment de souffrance mêlé d’injustice et de rancune qui l’accablait l’empêchait de se ressaisir. Il ne pouvait que maudire la malchance qui le poursuivait et contempler, impuissant, le désastre de sa vie. Surtout, une atroce sensation de manque le consumait, si douloureuse qu’il avait parfois l’impression qu’il allait brusquement cesser de respirer.

Un soir, au moment où l’azur du ciel s’assombrissait tandis que les premières étoiles s’allumaient, timides encore, Jeremy vint troubler sa retraite. Après avoir frappé, il entra dans la chambre, livide, et se figea devant Julian qui se leva d’un bond, le cœur battant. Gabriel était-il revenu au manoir ? Un silence tendu et vibrant s’instaura dans la pièce. Julian interrogea le journaliste du regard, mais celui-ci paraissait incapable de proférer un mot.

— Que se passe-t-il ? le pressa Julian.

— Je… Quelque chose de terrible est arrivé. Le cœur de Julian se glaça. Gabriel…

— Eh bien, parlez donc ! supplia-t-il, sur le point de défaillir d’angoisse.

Jeremy baissa la tête et murmura :

— Andrew est mort.

Le Cercle du Phénix
titlepage.xhtml
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_000.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_001.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_002.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_003.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_004.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_005.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_006.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_007.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_008.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_009.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_010.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_011.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_012.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_013.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_014.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_015.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_016.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_017.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_018.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_019.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_020.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_021.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_022.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_023.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_024.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_025.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_026.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_027.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_028.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_029.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_030.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_031.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_032.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_033.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_034.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_035.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_036.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_037.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_038.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_039.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_040.html
Le cercle du Phenix-Carolyn Grey_split_041.html